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Littérature française - Page 34

  • Non-dits

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    « Je continue à avancer comme un automate. Je voudrais tellement apercevoir la silhouette du petit, le voir se tourner vers moi avec son visage sérieux, toujours plein d’interrogations silencieuses. Certains jours, nous n’échangeons pas un mot, il y a déjà trop de non-dits entre nous pour que j’arrive à parler. Les palabres, ce n’est pas dans ma nature. J’agis et Thomas parle, comme disait papa. Thomas dont l’absence a tout fait dérailler, nous a fait prendre un chemin tortueux semé d’échecs alors que nous avions tout pour être heureux pour les cent ans à venir. Lorsque nous étions petits, il me réveillait avant les premières lueurs du jour, une main sur ma bouche, et me murmurait un « Viens ! » qui ne souffrait aucune discussion. »

    Marie Vingtras, Blizzard

  • Rafales de solitude

    Bess, Benedict, Cole, Freeman : ce sont les quatre voix de Blizzard, le premier roman de Marie Vingtras, prix des Libraires 2022. Bess a lâché la main du « petit » pour refaire ses lacets et elle l’a perdu dans la neige. « Je l’ai perdu et je ne pourrai jamais rentrer. Il ne comprendrait pas, il n’a pas toutes les cartes en main pour savoir ce qui se joue. »

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    Photo iStock (The Washington Post)

    Quand Benedict (le « il » en question) se réveille, comme sous l’effet d’une alarme interne – en prévision de la tempête annoncée, il a travaillé à « tout protéger, boucher les interstices, rentrer assez de bois » dans la maison où ont vécu des générations de Mayer, « en terre hostile » –, il est seul et découvre en descendant la porte ouverte à la neige qui s’engouffre, les bottes du petit et les deux vestes qui ne sont plus là.

    Il comprend que Bess est sortie avec lui, « alors que même une fille aussi spéciale qu’elle aurait dû savoir qu’on ne sort pas dehors en plein blizzard. », et va frapper à la porte de Cole, qui a passé la nuit à dessouler, pour aller les chercher ensemble. Chez lui, Freeman n’a pas fermé l’œil avec ce temps. Quand il est arrivé dans cette région, Benedict lui a appris les gestes à faire pour résister.

    Ce sont ces quatre-là qui vont livrer, au fil de leurs monologues de quelques pages, les éléments et les événements de l’histoire racontée par Marie Vingtras. Au fur et à mesure des recherches, peu à peu se reconstitue le puzzle de leurs vies : d’où ils viennent, où ils en sont, ce qu’ils espèrent. Bess, si souvent traitée de folle, n’est pas partie de la maison pour rien.

    Mieux vaut ne pas trop en dire. Cette fuite et cette recherche en pleine tempête – en Alaska on ne survit pas longtemps dans ces conditions –, le lecteur doit y plonger lui-même, se perdre dans le brouillard, prendre des repères, avancer, pour arriver à comprendre pourquoi ces personnages s’infligent de telles épreuves, au risque de ne pas survivre. Un roman à haute tension.

    Si Benedict, Bess et le petit ont vécu quelque temps ensemble dans la maison Mayer, cela ne signifie pas qu’ils se sentent moins seuls dans le fond que Cole, abruti par le mauvais alcool de son voisin Clifford, ou que Freeman, qui ne se remet pas de l’éloignement de son fils. Chacun des personnages, y compris ceux du passé qu’ils portent en eux, affronte dans Blizzard non seulement une tempête de neige et de vent, mais aussi des rafales de solitude.

  • Le gâteau du bonheur

    Hanf L'enfer du bocal couverture Deville.jpgDe Juliette à Jacques :

    « Ne faites surtout pas la même erreur que moi : se focaliser uniquement sur un seul espace mental, délimité par la famille, l’amour ou le travail, peu importe. Le gâteau du bonheur n’est pas composé d’un ou de deux ingrédients, d’une ou deux personnes, d’une ou deux parts. Il se compose de plus, de beaucoup plus. Autour des éléments essentiels, il faut le remodeler, le recomposer sans cesse, ajouter de nouveaux ingrédients et d’autres saveurs pour garder le goût de la vie. »

    Verena Hanf, L’Enfer du bocal

  • L'Enfer du bocal

    Sur la couverture de L’Enfer du bocal, le dernier roman de Verena Hanf qui vient de paraître, un poisson rouge saute hors de l’eau. « L’enfer, c’est les autres » écrivait Sartre dans Huis clos. Dans ce récit dédié par la romancière à ses fils, le bocal est d’abord celui de la sphère familiale, mais pas seulement. Comme dans ses romans précédents, Verena Hanf se penche ici sur les difficultés des relations interpersonnelles.

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    « Ils se moquent de ma boîte à tartines, je le sais, je le sens, même s’ils ne disent rien devant moi. » Au boulot, Jacques, le narrateur, préfère les bonnes choses que lui prépare sa femme tous les matins (Clara se soucie de les nourrir sainement) aux aliments industriels que les autres déballent ou réchauffent dans une cuisine qui ne mérite pas ce nom.

    Le bureau non plus – « Bureau, mon œil ! » Plutôt une cage « dans ce qu’ils appellent l’open space et que moi j’appelle l’aquarium. Du verre tout autour, des piranhas à l’intérieur et un manque cruel d’air. Les fenêtres sont hermétiques. » Seules notes encourageantes près de lui, les photos de sa femme, de sa fille, de ses petites-filles, « et même celle de Bruno encore enfant, souriant, cliché rare. »

    Rien ne va plus au travail pour Jacques depuis qu’on l’a déclaré low performer neuf mois plus tôt et rétrogradé au profit d’un jeune collègue. Il l’avait soutenu dès son arrivée, comme un fils, et le voit désormais comme un Judas, un traître. Jacques a échappé au licenciement, encore heureux à son âge – pas au mépris des autres. Clara le soutient, mais il reste de plus en plus silencieux à la maison.

    « Une nouvelle voix dans l’aquarium. Et quelle voix ! Basse, feutrée, avec un timbre vanillé. » Une femme rondelette vient le saluer à son bureau, Juliette Antoine, une nouvelle employée des ressources humaines, dans la cinquantaine. Il se méfie de ce département, mais elle semble vraiment gentille, s’intéresse à sa famille et le remet un peu de bonne humeur.

    Bruno, son fils, prétendait que Jacques voyait le mal partout, lui reprochait une vie médiocre, son travail commercial, le genre de vie dont lui ne voulait pas ; il ferait des études de philologie et de philosophie. Jacques lui en voulait de ce dénigrement général et de son manque de reconnaissance. Il lui avait appris tant de choses, à son fils, le vélo, les maths, les échecs... Et son travail les nourrissait, tout de même, il leur payait des vacances.

    Cet idéalisme de l’adolescent qui se transforme en juge impitoyable de ses parents, Clara et Jacques en ont beaucoup souffert. Clara y voyait l’influence d’un ami qu’elle jugeait « manipulateur », « un vrai petit escroc sous ses airs de bobo » –  ils voulaient le protéger. Depuis que leurs deux enfants ont quitté la maison, Clara retravaille comme infirmière à mi-temps, leurs horaires sont désaccordés, Jacques mange souvent seul le soir. De toute façon, ils ne parlent plus de Bruno, Clara s’y refuse : « Il sait où nous trouver, s’il le veut. Moi, je ne courrai plus après lui. Il y a des limites à tout. »

    Clara « a des opinions presque sur tout » et cela plaisait à Jacques après « les années sombres » de sa jeunesse. Bruno avait été un enfant très éveillé, curieux, puis il avait commencé à tout mettre en doute et à provoquer de grosses disputes avec son père. Il avait fini par s’éloigner pour de bon en leur laissant quelques mots sur une carte dans la boîte aux lettres. Heureusement, leur fille Corinne fait leur joie, avec ses deux petites, ils se voient régulièrement.

    Le poisson qui saute hors du bocal, c’est donc avant tout ce fils qui a fui sa famille sans plus donner de nouvelles et qui hante l’esprit de son père. C’est peut-être aussi Jacques quand il sort de « l’aquarium » avec son paquet de cigarettes, même s’il ne fume plus. Parfois Juliette le rejoint dehors. Elle est la seule avec qui il a encore envie de parler. Quand il l’interroge sur ses enfants, elle lui apprend que sa fille est morte six ans plus tôt. « D’un geste impulsif, je pose ma main sur la sienne. Elle est molle et chaude. »

    Les soirs sans Clara, de garde, Jacques cuisine parfois, mais la fatigue, son ulcère l’en découragent souvent. Lire, sortir, regarder la télé, plus grand-chose ne l’intéresse. Il va se coucher. « Depuis le départ de Bruno, depuis sa carte postale, le joyeux va-et-vient s’est arrêté, la maison est silencieuse, même le chat ne miaule plus. »

    Verena Hanf campe dans L’Enfer du bocal un personnage à la dérive et montre le désarroi de parents aimants abandonnés sans raison par un fils. On se demande si ce couple qui n’arrive plus à communiquer tiendra le coup, et où cela va les mener. De petites lumières d’espoir éclairent ce roman centré sur les liens familiaux et largement inscrit dans un contexte social. On y reconnaît bien notre époque et la fragilité des rapports humains.

  • Marches

    tenenbaum,par la racine,roman,littérature française,deuil,famille,musique,rencontre,écriture,culture juive,culture« Emigré italien de longue date, maçon de formation, Giuseppe d’Alessi a été marbrier trente et quelques années. De l’atelier au cimetière, et du cimetière à l’atelier, il a travaillé pour établir les morts dans la maison du monde. Une fois à la retraite, il s’est senti une dette envers les vivants. Pour l’honorer, il n’avait que ses outils et ses mains. Sans rien demander à personne, il s’est attelé à la tâche de tailler des marches dans les rochers du bord de mer.
    – Combien d’escaliers nous avez-vous offerts ? a demandé Luce.
    – Je ne compte pas en escaliers, mais en marches. Chacune permet d’assurer le pied. Les dalles des pierres tombales pour le repos des disparus, et les degrés de mes marches pour la tranquillité de ceux qui vont vers la mer.
    – Alors, combien ?
    Il sourit à nouveau, découvrant une bouche en si mauvais état qu’on l’imagine contraint à une nourriture hachée ou moulinée.
    – Eh bien, depuis onze ans, j’ai taillé deux mille huit cent quatre-vingts marches. Vous êtes les premiers à le demander !
    Luce s’assied sur la sienne, et caresse la pierre :
    – Les promeneurs l’ignorent peut-être, mais les marches, elles, à n’en pas douter, se souviennent. »

    Gérald Tenenbaum, Par la racine